mercredi 2 juillet 2008

Proclamation constitutionnelle d'Ür, par Fletcher C


« Le représentant de la Mutinerie, sur la plage indéfinie d'Ür, informés de l'échec de la Révolution en France, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris de la vérité qui fonde le bonheur humain sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs.


L'ignorance et l'oubli de leur puissance est la seule source des malheurs actuels des hommes, qui viennent habiter en vain des îles ensoleillées pour des bonheurs toujours pressentis et toujours perdus, remplacés par les déchirements du pouvoir, de la richesse et de la mort.

Il proclame la présente déclaration qui est comme le miroir de la Déclaration des français de 1789, arrivée par le lent vol des vaisseaux qui s'égarent parmi les routes de la baleine.


Déclaration des dix mille demeures de l'homme,

ou du droit à la mutinerie.




I

Ce qui peut être évoqué, dessiné de la main de l'artiste, posé par une opération logique, nommé par les mots de la tribu, tout cela est né et a accédé à l'être.

II

Car tout ce qui est n'est pas une chose et n'existe pas selon la modalité de la chose.

En effet qu'est ce qu'une chose? Une chose est une objet pour la conscience qui est objet selon les sens externes : vue, ouïe, toucher, odorat, goût. Par la conscience la chose est temporelle; par la vue la chose est spatiale. Une chose est un objet ayant aspect, capable de produire des sons, un toucher, un lieu, un temps, un nom, une production locale de signes, de plaisir, de déplaisir ou de rien, comme une méduse morte.

Toute la multiplicité essentielle chaotique de la chose-méduse, gluante, translucide, irritante,émettant au contact des bruits que j'échoue à décrire, puante, ici et maintenant, est focalisée, réunie en une représentation de la conscience, ce que Kant a appellé unité synthétique de l'aperception dans l'Esthétique transcendantale de la « Critique de la Raison Pure».

En elle même la chose apparaît donc comme éclatement kaléidoscopique involué en un objet de la conscience doté de coordonnées spatiotemporelles et d'aspects sensibles. La chose, en latin « res », existe comme réelle.

Vous devez pour votre survie comprendre, peuple d'Ür, que la ré-alité, le caractère d'être une chose, n'est pas la totalité de l'Être. Nous en donnons des exemples.


Tout ce qui est n'est pas une chose et n'existe pas selon la modalité de la chose.


Il y a tous les mondes possibles qui n'ont pas été vécus, des souffles légers comme des bulles de savon, qui se tissent parmi les mots et parmi les silences des personnes parlantes sous la voûte nocturne, même dans une foule.

Il y a les fleurs qui n'ont pas éclos, les fruits qui n'ont pas été cueuillis, les enfants qui n'ont pas grandi.

Les personnes qui auraient pu être, tout comme moi. Je suis comme étranger à ma vie, mon image étant un autre que moi, avec une autre vie.

Les personnes qui cherchent leur homme de destin.


Les îles imaginées, le grand Océan lactescent sous la Lune, nos pas dans le sable furtif. Les brèves lueurs des braises sous la cendre des mots vrillent l'oeil intérieur. Les paroles s'enroulent vers les étoiles au rythme secret de la rotation des sphères. Milliers, milliers et milliers d'étoiles de destin!


Les mondes s'évoquent dans le rougeoiment des mots. L'évocation du feu, l'imagination active du Verbe, est grâce, poiésis des mondes, et douleur âpre et grande gisant sous la cendre des mondes. Murènes se convulsant et se déchirant parmi les tripes. Grande et profitable douleur du porteur d'étincelle ! Il n'est rien de l'ordre du mal à ce qui peut être enduré.


C'est un adieu, un adieu de plus envers ceux que j'aime. Un adieu d'étranger du grand nulle part à sa maison de naissance, qu'il a encore entrevue et encore-déjà perdue.

Ce qui aurait pu être s'est montré et occulté dans les ténèbres de l'instant.

Déjà les marées effacent nos pas emmêlés. La mort naît à chaque instant, est l'ombre de chaque instant. Tout ce qui est trouvé est déjà perdu. Et l'ombre devient comme l'ombre des rochers sous la lune, l'ombre de la douleur et de l'angoisse. L'ombre de la mort qui suivait nos pas silencieux. La mort comme la mer, comme l'amour et la haine qui nous déchirent, montent vers nous avec certitude et enserrent notre seuil, nous emprisonnent sous le fanal hiératique de la Lune.

Des pas s'éloignent au loin dans l'obscurité. Tes pas que mon regard efface. Nous ne pouvions plus nous donner de grâces.

Cela était l'ombre de la joie, en dégustant les grâces données, car la dégustation est soeur du dégoût.

C'est la science du bonheur et du malheur. Malédiction et bénédiction. Et alors que les marées bientôt me couvrent et m'aspirent vers les abysses, je reste immobile et je pleure, comme un phare sur la mer, qui pleure au dessus des eaux.


Tout ce qui est n'est pas une chose et n'existe pas selon la modalité de la chose.


Les nombres sont, mais ne sont pas des choses. Les nombres sont, car leurs relations ne sont pas arbitraires, comme celles de fantômes purement imaginaires issus d'âmes en faillite morale. 2+2=4 n'est pas un rêve et se vérifie. Pourtant les nombres n'existent pas comme des choses.

Le nombre 3 par exemple n'a ni lieu ni temps ; ici,maintenant dans cette page, et dans les sérieux calculs d'un chef donné par la Providence pour notre évaluation, il est le même.

Le nombre 3 est tout à fait étranger à nos sens. Les notations « 3 » ou « III » ne sont pas le nombre 3, pas plus que la notation « chien » n'aboie, ne mord, ou ne console de la frustration sexuelle. Notez bien de plus que « chien » est propre et ne coûte rien.


Le nombre 3 n'est qu'absence comme réalité, et pourtant il est. Le nombre 3 est un objet de la conscience, comme les fantômes ou les démons. Les fantômes et les démons sont, sans être des choses. La sorcellerie, la démonologie, le déguisement sont des sciences.


Une relation ; une amitié, un amour invisible, un mariage sont, sans être des choses.


Il en est de même des personnes, dont l'objet corps est un masque, persona. Le corps d'un mort est l'objet qui était un constituant de la personne, ce que les anciens appellaient symboliquement « le départ de l'âme ». L'erreur fut de faire de l'âme une chose.

Une relation, comme un nombre, est, sans être une chose. Une personne est tissée de relations.


Un Etat est, sans être une chose. Une Patrie plus encore. Tissage de tissages : L'Etat est un tissage de relations de personnes. Les citoyens agissent en fonction de l'Etat, mais ils seraient bien en peine de le désigner du doigt ou de le toucher.


Ainsi un État autonome Imaginaire, comme Ür, doté d'une constitution, dont voici le prologue, d'un Code Civil, Pénal etc...d'un ministère de l'Education copié sur celui de la France, est sans être une chose, au moment même où il se proclame. C'est fait.



III

Nous proclamons Ür.

Ür est comme n'importe quel autre État.


IV

Le malheur des hommes est de limiter l'Être à la réalité, au réel. L'homme est fait de trois parties. Il a les pieds dans le réel, mais il vit aussi dans les multiples demeures où il accède autrement que par ses pieds.


L'homme moderne veut faire naître ces demeures au réel par la technique et construire le paradis terrestre par le travail forcé, la technique et la puissance.


V

Mais pour se faire obéir du réel, il faut obéir à ses Lois. Et c'est ainsi qu'en croyant se libérer du Réel, l'homme moderne s'y enferme toujours davantage.


Pourtant déjà les amitiés et les amours humaines dépassent toutes les choses que s'approprie vainement l'homme pour être heureux. Elles les dépassent en joie et en douleur, car qui veut la vie, l'âpre saveur de la vie, doit la jouer et risquer la douleur des déserts. Qui veut garder sa vie la perdra. L'accumulation des choses est sécurisante, les choses ne vous quittent pas. Mais elles ne vous choisissent pas, ne brûlent pas de vous, ne chantent pas de longues complaintes sous la Lune, sur les rivages des fleuves, en vôtre grâce. La personne que chante le poète devient immortelle en des demeures de parole. Qui a oublié Iseult la reine, Marguerite, ou les amours d'Apollinaire?


« Le Pont Mirabeau


Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure

(...)
L'amour s'en va comme cette eau courante L'amour s'en va
Comme la vie est lente
Et comme l'Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure

(...)

Choisir les choses est manquer de foi en le destin.


VI

    La certitude et la sécurité ne sont pas le critère d'une vie qui doit nous mener à une bonne mort. La certitude et la sécurité, comme la morale et la raison, sont des appréciations de valeur qui mènent à l'ensevelissement de la vie. Certitude, Sécurité, Raison, Morale, sont les idoles d'un monde désertique, une vallée sans issue de roches sombres où brûle le flamme noire de l'enfer.


Un monde sans eau pour l'âme qui a soif, sans rire et sans larmes. La vie est irresponsable, impitoyable et cruelle comme la brûlure du Soleil, vie au goût mêlé du sang des sacrifices et des roses. Vie des falaises hiératiques et vie des noyés tournoyant vers l'Abîme. La vie humaine dans sa dignité et sa splendeur , comme la mer, n'est pas le lieu des repos.


VII

L'Art et la Magie sont pour la vie et non pour les tombeaux. La meilleure poésie générale advient à l'existence dans la vie des personnes, et dans l'ensorcellement et la transfiguration des choses.


Les demeures de l'homme, les « modernes », ceux qui se nomment tels les appellent « culture » et en accumulent des choses dans des musées, musés des Arts premiers, primitifs, comme si l'accès aux dix mille demeures était une nécessité du passé, réservée aux sauvages. Comme si seule comptait la réalité de toutes ces choses disparates et non l'Être, les Anges très puissants dont ils sont ou étaient les signes et les supports dans la vie des personnes habitant leurs demeures. Les musées sont des tombeaux et des prisons. La littérature est soit vécue, soit spectacle, pauvreté essentielle, dénuement, qui cherche à se compenser et à se cacher à lui-même, comme une forme de pornographie.


Nous, mutins d'Ür, avons coupé les ponts avec l'Europe, pour proclamer la puissance de la Liberté que nous avons apprise en Europe dans les mots, et à Tahiti dans les faits. Les européens « réalistes » ont besoin d'une bonne cure de surréalisme, d'hyperréalisme, pour sortir des cimetières de choses figées, mortes, échouées, qu'ils ont apprises jusqu'au plus profond des os et les empêche de vivre enfin.


VIII

L'Imagination est l'organe de la liberté. La liberté est la négation du réel, et son acceptation entière comme ennemi, donc une lutte à mort. Vivre est mener cette lutte.


Car l'homme n'est pas seulement soumission pratique au réel, mais aussi par essence puissance d'Imagination, puissance de production d'être. L'homme est par essence le négatif du réel, et sa plus forte affirmation est la plus forte négation.de celui là. Ce qui fait du « réalisme » un mensonge mortel pour la vie humaine.


Les hommes réalistes sont des morts, sont comme ces centaines de soldats morts debouts, pris dans les glaces, vu la nuit sur le front de l'Est, à la lueur menaçante de la Lune.


Si nous sommes pris, nous aurons la corde.


IX

La lutte qui s'engage est une lutte à mort, mais seul ce qui est réel peut mourir. Fondée sur rien, notre cause ne peut être vaincue.